LITTERall

Anthologie de littératures allemandes

N° 17 – 2009

Impressum

Editorial

Christa Wolf

Pierre Bergounioux

Dominique Dussidour

Alain Lance

Bernard Noël

Danièle Sallenave

Cécile Wajsbrot

Karin Reschke

Uwe Timm

 

 

Gabrielle Alioth

Katharina Born

Martin R. Dean

Peter Finkelgruen

Günter Kunert

Dieter Schlesak

Écrire l’autre langue

  La langue du déplacement ?
  Inventer sa langue ?
  La langue d’accueil est-elle hospitalière ?
  Celui qui écrit dans l’autre langue reste-t-il toujours déplace

auteurs & sources

Écrire l’autre langue

Verbatim Hélène Bouchardeau

Inventer sa langue ?

Albert Dichy : Y a-t-il, chez les écrivains de l’autre langue, effacement de la langue antérieure, ou bien travaille-t-elle la langue acquise ? Que se passe-t-il dans le laboratoire de cet écrivain ? Que se passe-t-il dans le passage à l’autre langue ? Chaque écrivain a une position qui lui est propre : Cioran par exemple voulait supprimer toute trace de roumain dans son français ; mais il suffisait de l’entendre parler pour savoir ce qu’il voulait cacher. La question de l’accent, du timbre, de la voix travaille aussi celle de l’écriture dans une langue autre que la langue maternelle. Comment l’accent donne-t-il à l’écriture une tonalité propre ?

Ottmar Ette : Erich Auerbach a proposé dans les années 1950 de créer une philologie de la littérature mondiale. Auerbach avait tiré les conséquences de la Seconde Guerre mondiale et de l’extermination, et avait répété ce que disait Goethe en 1827 : « La littérature nationale ne signifie maintenant plus grand-chose ; l’époque de la littérature mondiale est à l’ordre du jour. » On peut s’interroger sur les interstices qui existent entre littérature mondiale et littérature nationale. La littérature européenne se compose de plusieurs littératures fortement globalisées (de langue française, anglaise, portugaise et espagnole), de littératures nationales et de littératures fortement régionales.

Ottmar Ette propose le concept de « littératures sans résidence fixe » à propos des littératures en langue non maternelle. Elles reposent sur une pratique linguistique non monologale, à travers différentes littératures et différentes langues, et utilisent non pas la langue maternelle mais aussi d’autres langues. La « littérature sans résidence fixe » forme la dimension la plus créatrice de la littérature européenne et mondiale.

On peut distinguer plusieurs dimensions dans l’écriture. D’abord une phase d’inscription (Einschreibung) dans une littérature donnée, dans des champs littéraires (au sens de Bourdieu) toujours organisés de manière nationale. Ensuite une Fremdschreibung, une « autre-scription », où les mots sont présents sous les mots. Enfin une Fortschreibung, une trans- cription, une dimension créatrice des langues choisies, une création qui traverse toutes les langues. Quant au lieu de l’écrivain ou de l’œuvre, il faut le voir comme vectorisé, pris dans un mouvement. En allemand, dans « Fort- », il y a « Ort » le lieu, mais transposé, transcrit. La « littérature sans résidence fixe » suscite un dynamisme transculturel (pas seulement interculturel) : un mouvement qui traverse et maintient en coprésence différentes langues et littératures, comme sous une ville il peut y avoir une autre ville.

On lit au début de Mutterzunge, de Emine Sevgi Özdamar (1990) : « Dans ma langue, langue signifie langue (In meiner Sprache heisst Zunge : Sprache). La langue n’a pas d’ossature, on peut la tourner de la façon qu’on voudra. » On est face à une inversion de la langue qui présente la transcription au niveau corporel. En 2002, Yoko Tawada écrit Überseezungen, où elle parle de la traduction, de la translation, de la relation entre le Japon et l’Europe. Notre philologie, à la hauteur de cette littérature, doit être à la fois transnationale et translationale, comprendre le dynamisme et la vectorité.

Ottmar Ette appelle à revoir le chapitre IX de la Poétique d’Aristote, sur la différence entre historiographie et littérature. On s’arrête généralement à la définition de l’historiographie comme limitée à ce qui a été et de la littérature comme récit de ce qui aurait pu être. Or Aristote continue : il montre comment, dans la littérature, la perspective d’un être humain déterminé peut produire le général, et pas seulement le particulier comme dans l’historiographie. Transposé à la ques- tion de la langue, cela permet de dire que « les littératures sans résidence fixe », toujours déterminées par une vectorisation particulière, ont une dimension générale qui dépasse les dimensions nationales.

On connaît le vers 333 de l’Art Poétique d’Horace : la littérature doit plaire et instruire. Mais Horace ajoute, au vers 334 : « Elle doit servir la vie ». Cette problématique n’est pas reprise par les théories littéraires. « Les littératures sans résidence fixe », elles, posent cette question.

Ilma Rakusa : approuvant ce qui vient d’être dit, elle souligne l’importance du mouvement, du dynamisme en littérature. La stabilité ne l’intéresse pas – d’ailleurs nous vivons dans un monde qui n’est pas stable. Le mouvement n’est pas toujours positif (on se déplace parfois parce que l’on y est forcé), mais il est existentiel. Les lieux l’ont formée et la forment. Elle aime cette pluralité des lieux – qui pose toutefois la question de savoir si l’on écrit dans la dispersion, ou bien s’il y a une entité fixe, un point de convergence d’où l’on écrit.

Vénus Khoury Ghata : lit un texte inédit – Nomadisme littéraire.

« Je dois mon écriture à deux langues : l’arabe maternel et le français appris dans les livres. Deux langues visibles l’une à travers l’autre, fondues l’une dans l’autre jusqu’à ne plus savoir si telle tournure ou telle métaphore vient de l’arabe ou du français. Deux langues comme deux oasis séparées par un désert traversé chaque fois que je prends la plume. Des traversées avec un baluchon pareil à celui du bédouin nomade qui emporte le strict nécessaire pour sa survie.

Née entre deux langues qui n’ont aucune parenté entre elles, si différentes que le beau dans l’une peut ne pas l’être dans l’autre, je fais du nomadisme comme d’autres accomplissent leur périple quotidien entre leur domicile et leur lieu de travail.

L’arabe : ma maison. Le français : mon lieu de travail.

Née dans ces deux langues, allant de l’une à l’autre dans ma seule tête, avec l’impression de devoir payer une taxe à chaque passage des frontières, une sorte d’impôt constitué des manques et des rajouts. Que de phrases qui ne passent pas la rampe, à jeter par-dessus mon épaule, que de mots à rajouter à ma pensée arabe pour que cette pensée puisse être formulée en français.

Deux langues comme deux oasis aux coutumes différentes. L’arabe riche en métaphores et en adjectifs : le français qui s’est élagué avec le temps, devenue maigre la langue douée d’un appétit d’ogre de Rabelais.

Je fais du nomadisme, allant de l’une à l’autre sur la même page et dans la même phrase, les tournures de l’arabe à la phrase française, la pensée arabe ample, vagabonde, serrée pour être aux normes de la phrase française connue pour sa sobriété.

Je creuse, creuse à la recherche d’une eau faite de leurs deux saveurs, de leurs deux odeurs.

De roman en roman et de recueil de poèmes en recueil, j’essaie de planter dans la langue française les ferments de la langue arabe, réunissant l’excessif et l’austère, le vague et le précis, donnant à mon écriture le souffle de ce vent propre au désert : le Khamsin.

J’ai quitté une langue qui m’habitait pour une langue qui m’habite. Je suis atteinte de strabisme littéraire, regardant une langue, je continue à loucher vers l’autre. Et cet entêtement à trouver le mot juste qui a la même sonorité dans les deux langues avec l’impression que ce mot exprime mieux ma pensée dans ma langue maternelle que dans ma langue acquise.

L’arbre est pour moi plus arbre, plus feuillu quand il s’appelle Chajarat. La tristesse est plus intense quand elle s’appelle Hozn. La mer plus vaste quand elle s’appelle Bahr. J’essaie de trouver le mot le plus près de la chose, celui qui reflète mieux qu’un autre mon enfance dans mon village, pour y retrouver la puissance des femmes près du feu, l’eau, les herbes qu’elles accommodaient comme je le fais des mots arabes et français mélangés à quantité égale pour une nourriture écrite.

Mon problème : comment accorder le français cérébral à l’arabe pétri de sentiments ? Comment assagir le côté baroque de ce dernier sans le défigurer ?

À mes va-et-vient entre deux langues à couler dans un même moule, à ce nomadisme entre deux oasis reliées par un désert, vient s’ajouter un autre nomadisme dû à mes lectures dans les deux langues, avec la tentation de réunir dans une même famille des écrivains venus des deux côtés de la Méditerranée alors que rien ne les prédisposait à cette parenté.

L’Égyptien Naguib Mahfouz, prix Nobel pour l’ensemble de son œuvre, et Zola : deux portraitistes impitoyables de la société, des personnages qui vont jusqu’au bout de leur passion, de leur destruction, avec en arrière-plan les mœurs de ces sociétés. Céline et Elias Khoury qui ont dépouillé la langue de ses oripeaux pour la descendre dans la rue, Proust et Ala’al Aswni, l’auteur de L’Immeuble Yacoubian, Alberto Manguel et Borges, etc.

Mon nomadisme entre deux langues a forgé une langue mitoyenne, une langue autre, pratiquée par d’autres écrivains souvent francophones, des alchimistes de l’écriture (nous créons une matière qui n’existait pas avant nous) qui doit autant à l’écrit qu’à l’oral. »

Vénus Khoury-Ghata précise qu’au début le passage était une grande souffrance. Mais le jour où l’arabe a disparu en laissant seulement ses tournures et ses saveurs, elle a écrit le français sans douleur, en cherchant toujours à transporter l’arabe sous la langue française, à la faire bouger, à la déplacer. Certains personnages de ses livres l’obligent à laisser entendre l’arabe sous le français : les femmes sous la domination masculine, par exemple. Mais écrire ainsi en arabe dans le français, c’est un duel – il y a un bruit de fer dans sa tête, dit-elle. Elle utilise beaucoup le dialogue, car il laisse la possibilité d’écrire l’arabe en français. C’est peut-être difficile, mais une grande joie s’ensuit quand on s’aperçoit que l’on peut écrire en français sans avoir perdu sa langue maternelle.

Albert Dichy : En écrivant « en arabe en français », vous ne créolisez pas la langue française, qu’en est-il alors de l’arabe dans le français que vous écrivez ?

Vénus Khoury-Ghata : C’est la pensée arabe qui passe dans mon français, surtout dans les dialogues. C’est plus difficile dans la narration. C’est un vrai jeu de faire passer la pensée, des phrases, des proverbes dans l’autre langue : ils deviennent étranges, sublimes. C’est le parler populaire qui se prête le mieux à ce passage.

Ilma Rakusa : Pour elle le passage ne s’apparente pas à une traversée du désert d’une oasis à l’autre, ni à une souffrance. Elle tâche de trouver les moyens d’exprimer le maximum en allemand, parfois en ajoutant quelques mots russes ou hongrois, mais sans difficultés majeures. Parfois elle rencontre des défis, comme celui des suffixes affectifs qui foisonnent en russe et en hongrois et permettent d’exprimer de très nombreuses nuances émotionnelles, tendres ou rudes ; cette richesse inouïe n’existe pas en allemand. Il lui arrive d’utiliser des diminutifs allemands un peu insolites ou déplacés pour exprimer ces nuances. Mais elle veille à ne pas exagérer, à ne pas exiger de la langue quelque chose qu’elle ne donne pas volontairement, pour ne pas ridiculiser la langue. Il est possible de faire des utilisations insolites, de transformer, sans déformer. Il s’agit de ne pas devenir exotique. Il suffit parfois de petits détails pour créer une ambiance.

Ottmar Ette, (invité par Ghislaine Glasson Deschaumes à prendre position sur la tension dans laquelle Vénus Khoury- Ghata pose son rapport aux autres langues, sur le concept de vectorisation) : Il y a toujours un champ de tension individuel ; l’écriture est quelque chose d’individuel et de particulier qui par là-même accède au général. Ce qui l’intéresse, c’est comment « les littératures sans résidence fixe » sont dans une tension que jusqu’à aujourd’hui nous ne parvenons pas à décrire, une traversée de la mangrove où les cultures se mêlent sans se perdre. Jusqu’ici on a trouvé une terminologie de l’entre-deux, mais qui ne rend pas compte de la violence de la vectorisation. La littérature est une recherche. On peut remplacer la terminologie de l’« entre-fiction-et-réalité » par celle de l’invention et de la recherche, de la vie. La littérature ne travaille pas sur la réalité, mais sur la vie.

Il est nécessaire de prendre en compte dans cette réflexion théorique sur « la littérature sans résidence fixe » la dimension politique des rapports entre les langues, entre la langue maternelle et la langue acquise. L’arabe et le français sont dans un rapport colonial, et cela contribue peut-être à en rendre la vectorisation si violente.

Vénus Khoury-Ghata le confirme : Libanais, son père était interprète auprès du Haut-Commissariat, et interdisait de parler arabe à la maison ! Quand la France s’est retirée du Liban, il se pensait orphelin. Au début, le français faisait peur à Vénus Khoury-Ghata : elle parlait en français comme on s’adresse à un seigneur. Mais aujourd’hui, ce sont eux, les écrivains de langue française qui, comme elle, ont une langue derrière le français, qui apportent au français une richesse inouïe.

La tradition littéraire arabe est poétique. Au Liban, les poètes étaient légion, mais la guerre et l’horreur les ont obligés à utiliser la prose pour tout raconter. La poésie, selon elle, est comme un train à grande vitesse, qui traverse le réel à toute allure et n’en retient que des bribes ; la prose, elle, est un train lent, qui permet de tout décrire. Le roman est devenu essentiel : il fallait tout raconter de ce qui s’était passé. La poésie ne suffisait plus. L’arabe littéral est une langue qui ne supporte pas le parler, une langue morte en un sens. Elle s’est dite heureuse que ses livres aient découragé les traductions vers l’arabe littéral !

À une question de la salle : peut-on posséder une langue, Vénus Khoury-Ghata répond oui, elle possède le français, même si derrière se cache l’arabe. Mandelstam rêvait de plusieurs langues qui deviendraient une. En faisant passer la sève, le jus, l’humus de l’une dans l’autre langue, on fait de deux langues une seule langue.

Ilma Rakusa cite Marina Tsvetaïeva : « Je suis possédée par la langue ». On ne possède pas seulement la langue, c’est la langue qui nous possède : il s’agit d’être perméable, disponible.

 

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