LITTERall

Anthologie de littératures allemandes

N° 17 – 2009

Impressum

Editorial

Christa Wolf

Pierre Bergounioux

Dominique Dussidour

Alain Lance

Bernard Noël

Danièle Sallenave

Cécile Wajsbrot

Karin Reschke

Uwe Timm

 

 

Gabrielle Alioth

Katharina Born

Martin R. Dean

Peter Finkelgruen

Günter Kunert

Dieter Schlesak

Écrire l’autre langue

  La langue du déplacement ?
  Inventer sa langue ?
  La langue d’accueil est-elle hospitalière ?
  Celui qui écrit dans l’autre langue reste-t-il toujours déplace

auteurs & sources

Écrire l’autre langue

Verbatim Hélène Bouchardeau

Parmi les écrivains qui choisissent de quitter leur pays ou sont forcés de le faire, certains, à un moment donné de leur parcours intérieur, optent pour la langue du pays d’accueil ou d’exil. Ils choisissent l’autre langue, la langue du déplacement. Mais qu’est-ce donc que cette langue ? De quelle manière ces écrivains, qui se tiennent entre deux ou plusieurs langues, forgent-ils leur propre idiome ? Les langues que travaille ainsi l’étranger sont-elles hospitalières ? Et qu’en est-il de la place faite à ces auteurs dans la société ?

La langue du déplacement ?

Ghislaine Glasson-Deschaumes : Il ne s’agit pas d’inscrire les écrivains de l’autre langue dans une certaine lecture de l’exil, mais de se demander comment une racine, un enracine- ment dans la langue maternelle est mis en question dans le déplacement. Ce déplacement est d’abord physique, or la langue, elle aussi, est ancrée dans le corps et l’espace. Comment le déplacement travaille-t-il le rapport à la langue maternelle ? L’écriture de l’autre langue est-elle un effet du déplacement, ou bien est-ce elle qui opère ce déplacement ? Barbara Cassin dit qu’« il faut parler au moins deux langues pour com- prendre qu’on en parle une ». Comment, dans l’écriture de l’autre langue, cette assertion prend-elle un relief particulier ?

Ilma Rakusa : La langue allemande est la quatrième langue d’Ilma Rakusa, après le hongrois, le slovène et le russe.

Elle s’est familiarisée avec cette langue à un niveau intellectuel : elle a été la langue de ses premières lectures. Le hongrois et le slovène sont pour elle des langues plus émotionnelles ; elle parle spontanément hongrois devant des enfants ou des animaux. Mais sa langue littéraire est devenue l’allemand, car c’était sa langue intellectuelle. Les autres langues ne lui suffisent pas pour un style littéraire raffiné. Elle pense en allemand – mais a par rapport à l’allemand une certaine distance : elle reste toujours consciente de ce qu’elle dit en allemand, ce qu’elle dit ou écrit dans cette langue est comme réfléchi, reflété dans sa conscience. Elle se dit détachée, comme regardant par-dessus sa propre épaule quand elle écrit en allemand.

Le déplacement se manifeste dans son écriture, dans le sujet de ses livres. Son dernier livre, assez autobiographique, parle du nomadisme de son enfance. C’est un sujet très présent dans son écriture. Elle affirme sans pathos n’avoir pas de racines, de Heimat. Elle se sent au contraire cosmopolite, et ça ne l’intéresse pas d’être enracinée dans une nation. Elle a des « racines aériennes » et n’en souffre pas. Ce sont les littératures et les langues qui sont sa patrie. L’allemand est devenu une sorte de Heimat, mais les autres langues qu’elle parle le sont aussi, sur des plans différents.

Ghislaine Glasson Deschaumes l’ayant interrogée sur cette patrie, l’allemand, dans laquelle elle n’est pourtant pas toute entière, Ilma Rakusa répond que c’est néanmoins bien une patrie, une patrie culturelle. Le décalage dont elle fait l’expé- rience n’est pas un défaut, une diminution, c’est au contraire le moteur même de son écriture. Elle a par ailleurs admis que malgré la qualité intellectuelle que revêt l’allemand pour elle, elle parvient pourtant bien à y exprimer ses émotions, même si c’est d’une manière un peu indirecte, par exemple en recher- chant et en décrivant des ambiances slaves, des ambiances rappelant l’héritage slave de son père. Il y a des moyens d’exprimer l’émotion dans une langue qui n’est pas la langue première ; Ilma Rakusa n’est pas du tout malheureuse dans l’allemand ! Parfois elle distille aussi des miettes de ses autres langues dans ses textes : un mot russe, un mot hongrois.

Zsuzsanna Gahse : Elle a appris l’allemand à Vienne à dix ans, et comme les oiseaux reviennent toujours à l’endroit où ils ont appris à voler, elle revient toujours à Vienne. Elle parvient parfaitement à dire ses émotions en allemand. Mais certains mots hongrois (certains mots espagnols aussi, elle se sent depuis toujours attirée par l’espagnol) sont plus proches de son émotion : le mot « rose », par exemple, parce que c’est en hongrois qu’elle a appris à sentir cette fleur. En revanche, les fraises sont plus évocatrices pour elle en allemand – c’est en allemand qu’elle les a pour la première fois goûtées.

Silvia Baron-Supervielle : L’important c’est le moment où l’on devient un écrivain. Très jeune, elle écrivait des poèmes et des nouvelles en espagnol, pour jouer ou se consoler, mais de façon irrégulière. Quand elle a traduit ses écrits en français, elle a su que la littérature était là : la distance entre cette langue et elle, la difficulté pour cette langue de venir jusqu’à elle et pour elle d’aller jusqu’à cette langue. La littérature, pour elle, fut : créer à partir de rien.

En Argentine, le français avait du prestige : c’était une langue de culture et de raffinement, parlée à la maison par sa grand-mère. Silvia Baron-Supervielle en se servant du français, ne voulait pas suivre les traces de ce prestige. De plus elle a su tout de suite qu’elle ferait tout son possible pour ne pas oublier l’espagnol. Ce qui pour elle voulait dire oublier une vie, ses racines et ses morts. Quand elle écrivait en espagnol, elle avait l’impression d’imiter une poésie classique. Avec le français elle repartit de zéro et peu à peu réinventait la langue et s’inven- tait elle-même. Écrire, c’est faire l’expérience de la traduction.

Quand elle a commencé à traduire en français, elle a traduit les poètes argentins qu’elle aimait. Elle regrette un peu qu’à la Bibliothèque nationale ses livres soient classés en littérature française. Elle préférerait un classement spécial pour les auteurs venus d’un autre pays qui écrivent en français. Elle ne se sent pas assimilée et n’en ressent pas le besoin, au contraire elle a tout de suite senti qu’il lui fallait garder son identité particulière. La langue française, selon elle, le permet : c’est une langue très souple, très douce, qu’il est possible de recréer à partir de soi.

Ilma Rakusa : Les écrivains de l’autre langue sont des hybrides. C’est dans l’hybridation que leur biographie s’est écrite. Les classifications nationales sont un problème en elles- mêmes. Ilma Rakusa est un écrivain de langue allemande – et son passeport n’a rien à y voir. Les hybrides forment une sorte de famille ; il y a de plus en plus de migrants, donc d’écrivains qui écrivent une autre langue, et cela va en s’accélérant : un jour peut-être tous les écrivains seront des hybrides, et les classifi- cations nationales auront encore moins de sens.

Zsuzsanna Gahse : Ses quatre premiers ouvrages (elle en a écrit vingt) ont été classés en littérature allemande ; ce n’est qu’un peu avant la réunification qu’elle a été considérée comme écrivain de l’immigration. Elle a alors changé de statut : un quart d’elle appartient à la langue allemande, le reste à l’immi- gration ! Il vaudrait mieux classer les écrivains en fonction de ce qu’ils veulent faire, en fonction du sens qu’ils donnent à leur écriture. Par exemple, on pourrait créer une catégorie pour les écrivains expérimentaux, et les classer en fonction de ce par rapport à quoi ils sont en rupture...

Ghislaine Glasson Deschaumes : Peut-on parler d’expérience de liberté et d’affranchissement par rapport aux modèles qu’offre l’autre langue ?

Silvia Baron-Supervielle : Le mot liberté est très important. Elle-même s’est affranchie du milieu où elle est née « sans être consultée ». Beckett disait que quand il s’était trop habitué à l’anglais, il se mettait à écrire en français, et que quand il était habitué au français il repassait à l’anglais. Il faut toujours travailler à se séparer, à s’affranchir; quand des phrases ou des tournures s’enregistrent dans l’inconscient au point que vous les écrivez automatiquement, il faut s’appliquer à retrouver la distance, et à créer.

Ilma Rakusa : L’écriture est une recherche permanente, une route, une aventure. Plus on parle d’identité, plus l’identité devient obsolète. Bien sûr, on voudrait avoir un style, quelque chose de reconnaissable qui vous caractériserait ; mais il faut s’en méfier et ne jamais poser les valises.

Zsuzsanna Gahse : Le mot « liberté » est devenu inuti- lisable en hongrois, car c’était le nom du plus grand journal hongrois sous le communisme. Elle cite Ortega y Gasset : chaque écrivain doit réinventer la langue, trouver à chaque mot un sens qu’on ne lui connaissait pas. Elle a conscience parfois de s’imiter elle-même, d’utiliser des clichés ou des formules qu’elle a déjà employées : alors tout se fige, il n’y a de place pour rien de nouveau. C’est ce qu’il faut éviter, dans quelque langue que ce soit. L’expérience de la traduction est extrêmement importante : comment échanger un mot, une construction linguistique avec une autre ? (Ortega y Gasset disait que c’est impossible, car les images changent tout le temps.) Or cette question se pose aussi au sein d’une même langue.

Le travail littéraire dépasse un peu la langue. Un grand poète hongrois décrit, dans un de ses poèmes, le monde entier comme noir, et le mot « noir » est répété à de nombreuses reprises ; à la lecture, les sonorités du texte évoquent un grand poème de Lorca.

Ilma Rakusa : On ne peut pas dire qu’une langue est plus difficile à traduire qu’une autre : ce sont les styles qui défient le traducteur. Ilma Rakusa ne traduit pas le serbo-croate, mais Danilo Kiš ; pas le russe, mais Marina Tsvetaïeva. C’est le but de chaque écrivain, avec son bagage, de créer quelque chose de nouveau et d’individuel. La difficulté de traduire vient souvent des textes poétiques : ils exigent de trouver des équivalents, des rimes, des assonances... Certains des poèmes d’Ilma Rakusa ne sont pas traduisibles en arabe, parce qu’ils évoquent des noms d’arbres qui n’existent pas dans le monde arabe.

Ghislaine Glasson Deschaumes : On traduit des mondes, on ne traduit pas des langues.

Zsuzsanna Gahse : On doit perdre la langue d’une certaine manière pour la retrouver. Avant de quitter la Hongrie, encore enfant, elle a lu un livre qui expliquait ce qu’est la langue, comment elle fonctionne. Il y était écrit : « La langue parle à travers moi, pense à travers moi ». Elle a compris dès ce moment-là qu’il y a bien une rupture entre l’écrivain et la langue, une rupture qui n’existe pas seulement pour l’écrivain qui quitte sa langue pour une autre.

Ghislaine Glasson Deschaumes : Quel est le lieu d’un écrivain ? Comment se situe-t-il par rapport à un territoire ?

Silvia Baron-Supervielle : Borges, en lisant Cervantès ou Dante en anglais, cherchait à se désorienter. Silvia Baron- Supervielle appelle à la désorientation. Pour elle, cela ne se comprend pas en termes de manque – tout le monde est en proie à un manque, ce n’est pas propre à l’écrivain de l’autre langue.

Ilma Rakusa : On doit avoir un lieu ; c’est le sujet, fictif ou non, qui est ce lieu, imprégné de toutes ses influences. Selon Pierre Boulez, il y a différents types de fragments en musique : un art fragmenté selon un modèle additif, et un art fragmenté en spirale. Ilma Rakusa appartient à la tradition additive, celle où l’on ajoute des fragments les uns aux autres pour former quelque chose. Les écrivains de l’autre langue sont peut-être des sujets un peu fragmentés, mais tout le monde l’est. Ilma Rakusa ne s’intéresse pas au sujet comme totalité ; elle veut s’intéresser au fragment comme forme.

En conclusion : La langue du déplacement est la langue du désir de désorientation, d’altération – au sens presque musical. La langue entre les mondes – intervalle où se jouent les rapports entre les langues, l’expérience de l’écart, de l’étrangeté à soi et à la langue.

Retour au sommaire