LITTERall

Anthologie de littératures allemandes

N° 17 – 2009

Impressum

Editorial

Christa Wolf

Pierre Bergounioux

Dominique Dussidour

Alain Lance

Bernard Noël

Danièle Sallenave

Cécile Wajsbrot

Karin Reschke

Uwe Timm

 

 

Gabrielle Alioth

Katharina Born

Martin R. Dean

Peter Finkelgruen

Günter Kunert

Dieter Schlesak

Écrire l’autre langue

  La langue du déplacement ?
  Inventer sa langue ?
  La langue d’accueil est-elle hospitalière ?
  Celui qui écrit dans l’autre langue reste-t-il toujours déplace

auteurs & sources

Écrire l’autre langue

Verbatim Hélène Bouchardeau

La langue d’accueil est-elle hospitalière ?

Ghislaine Glasson-Deschaumes : Chaque auteur qui choisit l’autre langue se confronte à l’étrangeté, s’inscrit dans l’écart, la tension. Il ne s’agit pas de parler de langue de l’exil, d’identifier le choix d’écrire dans l’autre langue, mais d’interroger la langue et la société d’accueil.

Katja Schubert : L’allemand est une langue d’accueil particulièrement hospitalière. Thomasin von Circlaria, un auteur du XIIIe siècle, appelait l’allemand à l’hospitalité envers les langues étrangères. Cela indique que déjà alors, une « pure monoculture » de l’allemand n’existait pas ni n’était poursuivie. Et tout le monde connaît plus ou moins bien l’histoire de la transformation de la langue allemande par l’accueil de processus migratoires et transculturels, par exemple la fusion de termes huguenots-français ou hébreux-yiddish dans l’allemand ber- linois. Nous sommes au fait de la pluralité de la langue allemande quand nous pensons à l’allemand de Prague ou de la Bukovine, ou bien aux écrivains allemands de Roumanie, ou encore quand nous lisons de la littérature suisse ou autrichienne. Et si l’on creuse plus avant, on trouve aussi une littérature de langue allemande dans le Tyrol du sud, en Israël ou à New York. On continue à parler de deux littératures allemandes, de l’est et de l’ouest, liées à des expériences historiques, économiques et socioculturelles différentes et censées avoir développé des idiomes différents. De manière très générale, les régionalismes dans la langue allemande ont toujours été très soutenus et transmis de générations en générations. C’est aussi pour cette raison qu’une langue standard ne s’est formée qu’au XIXe siècle – même si cela a également à voir avec la politique et la formation de l’État.

Il y a donc toujours eu beaucoup de langues et de littéra- tures allemandes avec leurs particularités, qui se sont fixées comme langue de la majorité ou comme langue d’une minorité, dans un dialecte ou comme « langue allemande mineure », comme petite littérature (au sens de Deleuze et Guattari), et qui ont souvent eu une existence très dynamique, que ce soit depuis le centre ou depuis la périphérie ou encore en mouvement constant, déterritorialisées. Elles ont de multiples styles, de l’extrême aridité de la langue de Kafka à la violence de celle de Karl Kraus, en passant par le lyrisme d’une Rose Ausländer.

La langue allemande a en outre connu une – terrible – transformation supplémentaire, qu’elle a, justement, reçue de plein gré, avec hospitalité : « LTI », la langue du troisième Reich,

L’allemand est une langue qui se prête au jeu : la construction d’une phrase allemande laisse une grande liberté. Dès qu’on a compris la place du verbe et le principe de la déclinaison, on peut s’amuser dans tous les sens autant qu’on le souhaite. On peut jeter les membres de la phrase en l’air et reconstruire ensuite la phrase dans des centaines d’ordres différents. C’est un fabuleux jonglage. Le jeu n’en devient que plus amusant lorsque l’on découvre que l’on peut fabriquer les mots à volonté, construire des mots prodigieux, des assemblages horizontaux à vous couper le souffle – et que personne ne peut vous le reprocher, puisque grammaticalement presque tout est permis. On peut ainsi, comme le dit Yoko Tawada, vivre une seconde enfance comme l’a nommée Victor Klemperer.

Tawada, justement, intègre ainsi des éléments de la langue et de la culture japonaises dans la langue allemande. On peut alors voir à l’œuvre le principe de réciprocité de la véritable hospitalité, au sens de Derrida. L’hôte véritable se laisse, comme le philosophe, lui-même transformer par l’inconditionnalité de son accueil de l’autre. C’est la réciprocité qui transforme le simple accueil en hospitalité. De nombreux auteurs ont fait de l’allemand leur langue littéraire précisément parce que dans l’allemand, différentes langues et façons de penser pouvaient être présentes. Canetti disait : « Je n’ai jamais pu vivre dans une seule langue. Si je m’adonne complètement à l’allemand, c’est justement parce qu’il me permet en même temps de sentir les autres langues. »

L’allemand n’a jamais été une langue coloniale comme le français, l’espagnol, le portugais, l’anglais ou le néerlandais. Les langues au long passé colonial ont plus difficilement toléré que les étrangers se les approprient et leur apportent des modifications.

En mars 2007 est paru dans le Monde des Livres une sorte de manifeste intitulé « Pour une littérature-monde en français », dans lequel des auteurs francophones « d’outre-France » principalement (c’est-à-dire qui n’ont pas grandi, ne vivent pas et ne travaillent pas dans la métropole) se félicitent de ce que les prix littéraires importants des dernières années aient été principalement attribués à certains d’entre eux. Ils justifient ainsi leur satisfaction : « Le centre, ce point depuis lequel était supposée rayonner une littérature franco-française, n’est plus le centre. Le centre jusqu’ici, même si de moins en moins, avait eu cette capacité d’absorption qui contraignait les auteurs venus d’ailleurs de se dépouiller de leurs bagages avant de se fondre dans le creuset de la langue et de son histoire nationale : le centre, nous disent les prix d’automne, est désormais partout, aux quatre coins du monde. Fin de la francophonie. Et nais- sance d’une littérature-monde en français... Le monde revient. N’aura-t-il pas été longtemps le grand absent de la littérature française ? » Le texte célèbre la fin du pacte colonial et du « lien exclusif entre la nation et la langue qui en exprimerait le génie singulier – puisqu’en toute rigueur l’idée de francophonie se donne alors comme le dernier avatar du colonialisme ». Enfin, il proclame une époque de littérature de la polyphonie, qui traverse les frontières, qui donne un visage et une voix à l’inconnu du monde, qui ne supporte d’autre violence que celle de la poésie et d’autres frontières que celles de l’esprit lui-même.

Katja Schubert a quelques réserves par rapport à cette déclaration. Elle soupçonne un simple renversement, qui inverse le centre et la périphérie, magnifie le nouveau centre. Comme le dit Camille de Toledo qui recense ce manifeste dans un texte intitulé « Visiter le Flurkistan ou les illusions de la littérature-monde » (Le Monde des Livres, 14/11/2008) : « Le manifeste est un rien démagogique dans son attaque contre le centre... mais aussi naïf dans son appel au voyage, au vrai, avec poussière, souffle et “Grand dehors”, et étroit, enfin, dans sa manière d’appréhender l’histoire littéraire et plus largement le réel... une idéologie chasse l’autre. »

Quoi qu’il en soit, il est clair en tout cas que l’hospitalité d’une langue est une question politique et ne saurait être séparée de la réception de cette littérature. Il semble donc, si l’on en croit ce manifeste, que la métropole française et ses gardiens au cours des siècles n’accordaient leur attention à l’auteur venant d’ailleurs que s’il comprenait l’hospitalité comme une conformation absolue aux pratiques de l’industrie littéraire parisienne et comme une soumission au concept politique de République de la Francophonie. Le concept d’hospitalité s’en trouve déformé, et ne signifie plus que les allées et venues d’un hôte se conformant aux données qu’il rencontre. Mais il faut recon- naître que les auteurs de la prétendue « littérature-monde » sont restés dans la langue, la portent exactement comme le font les auteurs de langue maternelle française, lui restent fidèles ou la trahissent de manière créative, vivent et meurent en elle. Leurs textes veulent être des parts de la langue et de la culture françaises et pas seulement des tickets d’entrée pour un invité exotique au salon de la société française.

L’exemple français révèle une expérience différente de celle que formulait pour l’Allemagne Emine Sevgi Özdamar. Faut-il en conclure que la littérature de langue allemande d’auteurs venus d’ailleurs permettrait un rapport plus facile avec la langue allemande ? Katja Schubert apporte trois éléments de réponse. D’abord, les mots presque intraduisibles de la langue allemande : Sehnsucht, Weltanschauung, Weltschmerz... Ces mots, ou plutôt les expériences qui leur sont liées, trouvent précisément un écho dans bien des destins de migrants. Un auteur de la migration qui choisit l’allemand trouve peut-être, dans cette langue, la possibilité d’exprimer son destin de réfugié, de nomade, d’étranger, d’immigré, d’Allemand issu de la migration, même si ce n’est que le temps d’un texte. Ce sont des mots qui ne se laissent pas transporter, qui exigent donc des lecteurs de langue étrangère dans d’autres endroits du monde d’être compris dans la langue originale. Des mots qui font ainsi à leur manière le tour du monde, nomadisent et expriment une expérience universelle, l’expérience de notre époque.

En second lieu : la façon dont l’allemand a été rendu méconnaissable, violenté et dérobé pour toujours par le nazisme. Cela a aussi été le cas d’autres langues dans d’autres régimes : le turc sous la dictature militaire, le roumain sous le stalinisme... Peut- être est-il possible de gagner une sorte de confiance dans une nouvelle langue d’écriture, d’y trouver un refuge, parce qu’elle partage le destin de la langue brisée du pays d’origine.

En troisième lieu, on pense au discours de Brême de Paul Celan : « Accessible, proche et sauvegardée, au milieu de tant de pertes, ne demeura que ceci : la langue. Elle, la langue, fut sauvegardée, oui, malgré tout. Mais elle dut alors traverser son propre manque de réponses, dut traverser un mutisme effroyable, traverser les mille ténèbres des discours porteurs de mort. Elle traversa et ne trouva pas de mots pour ce qui se passait, mais elle traversa ce passage et put enfin ressurgir au jour, enrichie de tout cela. Durant ces années et les années qui suivirent, j’ai tenté d’écrire des poèmes dans cette langue : pour parler, pour m’orienter, pour m’enquérir du lieu où je me trouvais et du lieu vers lequel j’étais entraîné, pour m’esquisser une réalité. » Peut-être des auteurs de la migration peuvent-ils avoir confiance dans la langue allemande pour cette raison : parce qu’elle a emprunté les chemins de l’abîme jusqu’à se perdre elle-même, mais en est revenue avec la connaissance toujours gardée en mémoire des formes les plus extrêmes des actes que des hommes peuvent commettre vis-à-vis d’autres hommes.

C’est parce que la littérature assume la mémoire de l’huma- nité, ou la mémoire de l’Europe, et seulement à cette condition qu’elle continue à exister.

Nedim Gürsel : La France est un pays d’accueil, un pays qui l’a accueilli quand il en avait besoin. Son rapport au français est affectif : son père, mort très jeune, était professeur de français. Écrivain de langue turque, il reste attaché à sa langue maternelle – il écrit ses romans, poèmes et nouvelles en turc – mais il collabore étroitement avec ses traducteurs français et considère que la forme achevée de ses livres est le livre en français. Ses essais, en revanche, il les écrit en français, la langue de Descartes. Il parvient mieux à s’exprimer dans cette langue pour parler de la littérature – même turque !

Nedim Gürsel lit ensuite un chapitre inédit (intitulé « Le Soupir du Turc assis entre deux chaises ») de son livre dont le sujet est le débat autour de l’adhésion de la Turquie à l’Europe.

« Écrire est une expérience qui isole. La feuille blanche exige la solitude, ce terrible recueillement à la clarté déserte d’une lampe qui donnait le vertige à Mallarmé. Celui-ci n’a pu surmonter l’épreuve qu’en écartant la lampe : « On n’écrit pas, lumineusement, sur champ obscur ». Et Kafka, qui n’était « rien d’autre que littérature » selon ses propres termes, parle à Felice d’un singulier projet : s’installer avec une lampe et ce qu’il faut pour écrire au cœur d’une vaste cave isolée. « On n’est jamais assez seul lorsqu’on écrit, dit-il, lorsqu’on écrit il n’y a jamais assez de silence autour de vous, la nuit est encore trop peu la nuit. »

Bien que j’habite Paris depuis plus de vingt-cinq ans – un quart de siècle n’est pas rien dans la vie d’un mortel même s’il est écrivain ! – j’ai l’impression d’habiter la cave où la lampe de Kafka reste toujours allumée. À vrai dire je n’habite pas une ville ni un pays, mais deux langues. Ou plutôt, je peux dire à présent, ayant derrière moi un certain nombre de livres écrits en turc et quelques-uns en français, que je me retrouve entre deux langues, comme on peut être assis entre deux chaises. Cette double appartenance n’est pas facile à vivre. Et je me demande parfois si l’on peut vraiment la surmonter, c’est-à-dire exister à la fois dans deux univers linguistiques radicalement différents. Dans Phénoménologie de la perception, Merleau- Ponty met l’accent sur l’impossibilité d’une telle situation : « Nous pouvons parler plusieurs langues, mais l’une d’elles reste toujours celle dans laquelle nous vivons. Pour assimiler com- plètement une langue, il faudrait assumer le monde qu’elle exprime et l’on n’appartient jamais à deux mondes à la fois. »

Le turc est ma cave où je suis dans l’écriture comme le noyau dans le fruit. J’écris dans ma langue maternelle et cela me rassure. Pourtant je suis traversé dans ma vie quotidienne par la langue française qui me hante. Parfois, elle parvient à briser les murs de ma cave et déclenche dans mon écriture un mécanisme irréversible, une sorte de déchirure. Je n’arrive plus à maîtriser les règles de ma langue. Je veux dire par là que la langue française, ce lieu d’exil par excellence, commence à structurer mes phrases, qu’elle bouleverse ma syntaxe alors que je continue d’écrire en turc. Ainsi, je reste accroché aux mots de mon enfance que la pratique quotidienne du français libère en moi, pour résister au flot de l’actualité. C’est, je crois, à la définition que Brodski donne de l’écrivain exilé que ma situation ressemble le plus : « Pour les gens de notre profession, écrit Brodski, l’état d’exil est avant tout un événement linguis- tique. Projeté dans un ailleurs, l’écrivain se réfugie chez sa langue maternelle. Pour ainsi dire, sa langue, qui était son épée, devient son bouclier, son navire spatial. Ce qui commença par être une affaire privée et intime avec sa langue finit par devenir, en exil, son destin, avant même qu’elle ne devienne une obsession ou un devoir. »

Dans ce sens, je pourrais dire que ma langue maternelle est devenue une obsession pour moi et le français un devoir. Certes, il arrive à un écrivain vivant dans un autre pays que le sien de changer de langue, comme Conrad, Istrati, Beckett, Tzara, Nabokov, Semprun, Bianciotti ou Cioran. Un essai de ce dernier intitulé « Les avantages de l’exil » illustre parfaitement les difficultés de cet état, mais aussi les possibilités d’enrichis- sement et d’épanouissement qu’il engendre. Cioran écrit encore ceci dans « Exercices d’admiration » : « J’aurais dû choisir n’importe quel autre idiome, sauf le français, car je m’accorde mal avec son air distingué, il est aux antipodes de ma nature, de mes débordements, de mon moi véritable et de mon genre de misères. Par sa rigidité, par la somme des contraintes élégantes qu’il représente, il m’apparaît comme un exercice d’ascèse ou plutôt comme un mélange de camisole de force et de salon. Or c’est précisément à cause de cette incompatibilite que je me suis attaché à lui. »

Pour moi le choix, certes non définitif, fut d’abord lié au souvenir de mon père qui était professeur de français. Il s’agit donc d’un choix affectif et non d’incompatibilité. J’ai dépassé depuis longtemps déjà l’âge qu’avait mon père à sa mort. Mais je me souviens encore d’une carte postale qu’il nous avait envoyée de l’étranger. « Je suis à Paris, écrivait-il, voici la vue que j’ai de ma chambre d’hôtel ». Je ne pouvais certainement pas savoir à cette époque que la « vue » que l’on avait depuis une fenêtre de l’Hôtel Select, c’était la place de la Sorbonne. Comme j’ignorais qu’une nuit, bien des années plus tard, un roman que j’avais commencé en français sans pouvoir le terminer – l’histoire d’un Télémaque moderne partant à la recherche de son père dans Paris – allait m’entraîner jusqu’à l’Hôtel Select. Cette nuit-là, au lieu de rentrer chez moi, j’étais descendu dans cet hôtel et, dans une chambre du troisième étage, j’avais voulu vivre la trace de mon père, cet homme aux cheveux blonds frisés qui depuis longtemps ne vivait plus que sur des photos et dont je me souvenais confusément. Je ne réussirai jamais à savoir ce qu’il faisait, comment il vivait́ dans cet hôtel où il passa plusieurs années. Mais la curiosité éveillée en moi par la carte postale en couleurs qu’il envoya en Turquie dure encore. Je venais juste d’apprendre à lire. Et je n’avais pu que déchiffrer le nom de la ville où mon père était parti pour approfondir ses connaissances de français mais grâce à l’aide de ma mère, le texte écrit au dos de la carte avait pris tout son sens. La place de la Sorbonne, déjà à cette époque, était entrée dans ma vie. Comment aurais-je pu savoir que cette place me serait plus tard essentielle et qu’elle deviendrait progressivement le lieu autour duquel s’organiserait mon existence quotidienne à Paris ! Depuis plus de vingt-cinq ans, je m’y rends une fois par semaine pour participer à la réunion de notre équipe du CNRS. Mais auparavant, à l’époque où je préparais ma licence, puis mon doctorat, je passais par là presque tous les jours. Je fréquentais les librairies des deux côtés de la place et enviais les écrivains de langue française. Curieusement c’est au café Écritoire, place de la Sorbonne, que j’ai osé rédiger quelques années plus tard mon premier texte en français. Oui, le premier, si l’on excepte les cinq cent pages de ma thèse oubliée au fond d’un tiroir et les nombreux articles parus dans la presse ou dans des revues universitaires. Depuis, aussi paradoxal que cela paraisse, c’est en français que j’écris la plupart de mes essais sur la littérature turque mais, pour ce qui est de la fiction proprement dite, c’est-à-dire mes nouvelles, mes romans et mes récits de voyage, je reste attaché aux sonorités de ma langue maternelle. Je n’irai donc pas jusqu’à dire comme Montaigne, maire de Bordeaux, qui affirme que c’est Paris qui a fait de lui un Français. Cette ville que j’ai découverte à travers Baudelaire et Apollinaire avant de m’y installer définitivement n’a pas fait de moi un Français – pas encore ! – mais un écrivain, « le plus français des écrivains turcs » comme a dit Jean-Luc Douin dans le journal Le Monde. [...] »

Roža Domašcyna a fait part de son expérience d’écrivain en allemand et en sorabe. Il faut comprendre l’hospitalité de la langue à la fois du côté de la langue qui accueille et du côté de celui qui la reçoit, qui doit la sentir. Roža Domašcyna vit en Allemagne mais voyage et écrit en voyage ; elle a deux langues premières (non pas maternelles), et les ressent toutes les deux. Elle ne se distancie pas de son matériau linguistique : au contraire, pour elle, l’écriture est une embrassade. Dans l’endroit où à elle a grandi, on parlait allemand et sorabe et un mélange des deux, qui donnait une langue très mélodique. L’allemand de la rue, le sorabe, le bas et le haut sorabe, le silésien étaient autant de matériaux et c’est comme ça que Roža Domašcyna et ses amis ont « bricolé », dit-elle, leurs premiers poèmes.

Le sorabe est une langue slave occidentale, interdite à l’écriture entre 1937 et 1945 ; la mère de Roža Domašcyna l’écrivait en caractères gothiques – elle n’avait jamais appris à l’écrire en caractères latins. Cette langue comprend beaucoup de diminutifs, qui permettent d’ajouter des nuances aux mots; les substantifs s’écrivent sans majuscules contrairement à l’allemand; certains mots allemands n’existent pas en sorabe, comme « victoire » ou « ennemi » (qui sont exprimés en sorabe par « le fait de gagner » ou « non-ami »). Roža Domašcyna, comme tous les habitants de la Lusace, a deux noms, un alle- mand et un sorabe.

Dans son écriture, l’allemand et le sorabe s’enrichissent mutuellement. Ce sont toutes les deux ses langues de cœur. Toutefois, la musicalité du sorabe la pousse à des jeux de mots, à des exagérations qu’elle ne se permet pas en allemand, avec lequel elle dit des choses plus précises. Par sa musicalité, le sorabe est beaucoup plus entraînant. Roža Domašcyna écrit parfois un même texte dans deux versions différentes, et l’une fait évoluer l’autre; pour des textes expérimentaux, elle travaille en même temps sur les deux versions, en donnant un grand rôle à la musique. Selon elle, la langue allemande est plus ouverte à ces jeux expérimentaux que le sorabe, que l’on cherche souvent à préserver dans sa pureté, de manière tout à fait conservatrice. La littérature sorabe est totalement méconnue. Une seule maison d’édition publie une collection en sorabe. Mais quelques maisons d’éditions éditent des livres dans les deux langues.

 

 

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