LITTERall

Anthologie de littératures allemandes

N° 17 – 2009

Impressum

Editorial

Christa Wolf

Pierre Bergounioux

Dominique Dussidour

Alain Lance

Bernard Noël

Danièle Sallenave

Cécile Wajsbrot

Karin Reschke

Uwe Timm

 

 

Gabrielle Alioth

Katharina Born

Martin R. Dean

Peter Finkelgruen

Günter Kunert

Dieter Schlesak

Écrire l’autre langue

  La langue du déplacement ?
  Inventer sa langue ?
  La langue d’accueil est-elle hospitalière ?
  Celui qui écrit dans l’autre langue reste-t-il toujours déplace

auteurs & sources

Écrire l’autre langue

Verbatim Hélène Bouchardeau

Celui qui écrit dans l’autre langue reste-t-il toujours déplace

Ne pas s’enraciner ce n’est pas ne pas avoir de racines.
Bizarrement cela signifie être mobile [...]
Prendre racine dans l’itinérance.
(Ulrike Draessner)

Nicole Bary : Quelle capacité d’hospitalité a la société d’accueil ? Comment reçoit-elle les œuvres écrites dans l’autre langue ? Les situations française et allemande sont fort différentes : les écrivains qui ont choisi le français ne veulent pas être assimilés à la littérature française, en Allemagne au contraire où la critique littéraire a forgé le concept de « Migrantenliteratur », la littérature de la migration, les écrivains rejettent cette catégorisation et veulent être tout simplement des écrivains allemands.

Jusqu’aux années 1930, il y a une pluralité des langues et des littératures en Allemagne, qui contraste avec la centralité française ; or l’acte fondateur de la littérature allemande – la traduction de la Bible par Luther – pose les bases d’une langue unique. Presque à la même époque, l’acte fondateur de la littérature française – Défense et illustration de la langue française de Du Bellay – initie la centralité de la littérature et de la langue françaises.

Albert Dichy a commencé par une remarque « un peu déplacée », selon ses propres mots, sur Jean Genet. A priori, cet écrivain ne correspond pas du tout à la question du déplacement de la langue. Il n’a écrit qu’en français. Mais quand il est interrogé sur l’utilisation de la langue qu’il fait en tant qu’écrivain, sur son enfance et son milieu (la rue, la pègre...) et la langue extrêmement raffinée qu’il pratique, il dit : « Ce que j’avais à dire à l’ennemi, il fallait que je le dise dans sa langue. » Genet écrivait dans une autre langue que la sienne. Son projet le met dans la même position que l’écrivain colonisé, et dans le même déplacement. La question du déplacement ne peut se comprendre que par rapport à ce premier déplacement qu’est l’acte même d’écrire dans la langue commune. Kafka et Proust – deux écrivains du XXe siècle marqués par une faille identitaire, le judaïsme – ont tous deux dit que « les grandes œuvres sont toujours écrites dans une langue étrangère ». Il y a donc un double déplacement de celui qui écrit dans l’autre langue : en tant qu’écrivain, et en tant que traversant le mur de la langue.

Il y a trois types de déplacement : géographique (un écrivain qui quitte un pays pour en rejoindre un autre), culturel (c’est un déplacement sans mouvement local, comme il a par exemple été opéré par Borges), moral (comme dans le cas d’une « remarque déplacée » : changer de langue froisse quelque chose dans la langue et la société d’accueil mais aussi dans celles qu’on quitte – Kundera par exemple a froissé quelque chose en quittant la langue tchèque). Lorsque la société dont on quitte la langue perçoit mal ce changement, il arrive qu’elle refuse d’accueillir dans son histoire l’écrivain qui l’a quittée. Dans quelle histoire s’inscrit celui qui a changé de langue ? Nabokov appartient-il à l’histoire littéraire russe ou à l’histoire littéraire américaine ? Le froissement peut être problématique pour l’écrivain, la société d’accueil et la société de départ : il y a un risque pour l’écrivain de se retrouver coincé dans l’entre-deux, de n’être nulle part. Un peu comme dans le Passe-muraille de Marcel Aymé : le héros découvre qu’il peut traverser les murs, il goûte à un extraordinaire sentiment de liberté puisqu’il ne connaît pas de frontières. Mais les murs se mettent petit à petit à résister, jusqu’au jour où le héros se trouve coincé dans l’entre-deux, pris dans le mur. De même l’écrivain de l’autre langue peut se retrouver sans place.

Le problème est souvent plus flagrant pour les écrivains de pays colonisés, assimilés au colon s’ils écrivent dans sa langue, alors qu’ils ont parfois combattu la colonisation (comme c’est le cas de Kateb Yacine). Et l’on ne peut pas sérieusement dire qu’on n’a pas besoin d’une place ; ce serait tomber dans une euphorie de l’universalisme qui permettrait à n’importe qui d’être n’importe où. La liberté se paye.

Albert Dichy a soulevé la question des archives, du classe- ment. Comment classer les archives d’un auteur qui a choisi de franchir une frontière linguistique et culturelle ? Kateb Yacine a des manuscrits en trois langues : l’arabe, le français et le berbère (des textes français traduits par lui en arabe et par un tiers en berbère). On est alors face à un problème de description physique du document. De même avec les contes peuls recueillis et traduits par Hampâté Bâ : faut-il les classer comme ses œuvres, alors qu’il n’en est pas l’auteur ? Ce sont autant de problèmes culturels posés par le déplacement de l’auteur et de l’œuvre.

Emine Sevgi Özdamar : Lorsqu’elle est arrivée en Allemagne en 1976, elle ressentait une certaine lassitude vis-à-vis de sa langue maternelle. En 1965-1970, la Turquie a connu une renaissance, marquée par le parlementarisme, la reconnaissance des Kurdes, par une foule de gens qui voulaient changer le monde, qui cherchaient Marx dans le Coran... C’étaient des années merveilleuses. Puis le putsch militaire a tué les livres, les mots, la littérature comme les gens ; on procédait à des perquisitions, on brûlait des livres. Beaucoup de choses ont été détruites. Emine Sevgi Özdamar a découvert le visage de la violence. Elle s’est lassée de la langue turque ; les mots dont elle avait besoin étaient malades, il fallait les soigner.

C’est pourquoi elle a eu besoin de Brecht, qui, en Turquie, était une utopie. Elle a voulu devenir une disciple de Brecht – et est allée voir Besson, qui l’a accueillie chaleureusement. Tout de suite, elle s’est sentie heureuse dans la langue allemande. Elle ne savait pas encore que ses mots turcs allaient guérir un jour – ou que les mots allemands allaient un jour tomber malades à leur tour. Déçue par l’allemand, Emine Sevgi Özdamar s’est donc remise à écrire en turc.

Velibor Čolić évoque son douloureux parcours sur un ton humoristique. Bosniaque, la guerre de 1992 l’a blessé, humilié, rendu pauvre, « moins qu’un chien », dit-il. Il en retient, d’un côté un poète, Karadžić, qui a voulu le tuer, de l’autre un chirurgien de Rennes qui lui a sauvé la jambe. Chaque jour il pense à ce magicien du scalpel, à ces gens de l’OFPRA qui ont traduit son dossier de demande d’asile. C’est ainsi qu’il pense à la France : avec gratitude.

Il n’empêche qu’il ne peut oublier qu’il est un étranger. Un vieux Juif russe lui a dit une fois qu’il y avait toujours quelqu’un pour lui rappeler qu’il était juif. Velibor Čolić aussi se voit rappelé constamment qu’il vient d’ailleurs. Jusqu’à sa com- pagne qui, quand il parle, avec son accent et son français imparfaits, lui dit toujours « Non, ce n’est pas comme ça qu’on dit ». Il en résulte une grande colère, qu’il a besoin de commu- niquer, ici, en France. C’est ce qui l’a incité à écrire l’autre langue, le français : il fallait communiquer. Sans la communication, on n’est rien. Le pire qui puisse arriver à un peuple c’est d’être entouré de silence. Il importe peu à Velibor Čolić que ses livres soient français ou bosniaques, l’important est pour lui de communiquer quelque chose à travers eux. Sa grande terreur d’écrivain est de ne pas être compris.

Il a souligné l’importance de l’accent qu’on porte avec soi. Être déplacé c’est avoir un accent partout, même chez soi (en Bosnie, on lui a fait remarquer qu’il parlait différemment...). Cet accent s’entend dans les livres de ceux qui se sont déplacés.

À la question de savoir s’ils jugent que la langue qu’ils ont choisie les traite avec hospitalité,

Emine Sevgi Özdamar répond que la langue allemande parlée au théâtre permet des pauses, des respirations ; elle est patiente et les spectateurs aussi. En français, ces pauses ne sont pas possibles : le comédien ne peut pas s’arrêter de parler, sous peine d’être incompréhensible !

Nedim Gürsel : La France est un pays très accueillant, mais la langue française ne l’est pas pour autant. Lorsque son premier roman traduit du turc a été publié chez Gallimard, on lui a demandé pourquoi il ne l’avait pas écrit directement en français, puisqu’il maîtrisait si bien cette langue, et fait remar- quer que cela aurait évité les frais de traduction

Velibor Čolić : En France, on a accès à l’universel. Quand on vient des Balkans ou du Moyen-Orient, on est assigné à ces régions en crise, on est assigné à un discours sur la guerre ; on se voit dénier l’accès à l’universel.

 

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